Rencontre avec Roland Salesse 

Vous êtes ingénieur agronome, spécialiste en biologie moléculaire et cellulaire. De 2001 à 2009, vous avez dirigé le laboratoire de Neurobiologie de l’Olfaction de l’INRA de Jouy-en-Josas. Vous vous consacrez désormais à la médiation scientifique. Quelles ont été les grandes étapes de votre parcours ?

J’ai commencé ma carrière scientifique en faisant du fromage ! Ce n’est pas une plaisanterie : quarante-six ans après, on ne connaît toujours pas la structure de la caséine, cette protéine majeure du lait dont la coagulation sert de base à toute l’industrie laitière et fromagère.

Ensuite, jusqu’à la fin des années 1990, je me suis consacré aux recherches sur les hormones de la reproduction. Ce sont des protéines qui sont sécrétées par l’hypophyse (dans le cerveau) et qui contrôlent la fabrication des gamètes (spermatozoïdes dans le testicule et ovules dans les ovaires), ainsi que la production des stéroïdes sexuels. Nous avons réalisé une grande première en 1989 : nous avons découvert le récepteur d’une de ces hormones (la LH), après 6 années de purification à partir de 400 kilos de testicules de porcs ! C’était avant l’époque du “tout-génomique” : désormais, un simple clic sur les bases de données biologiques nous donne le gène qui nous intéresse. A l’époque, il fallait tout faire “à la main”.

Durant ces années, mon labo était devenu spécialiste des récepteurs et, en 1991, une toute nouvelle famille de récepteurs a été découverte : les récepteurs olfactifs. Ils ont valu le Prix Nobel 2004 à leurs auteurs (Linda Buck et Richard Axel) pour plusieurs raisons dont deux majeures : ces récepteurs représentaient, pour les chercheurs en olfaction, le chaînon manquant entre les produits odorants et la réponse des animaux et, de plus, leur nombre important (environ 1000 chez les mammifères, jusqu’à 2000 chez l’éléphant), en fait la famille génique la plus importante du génome des vertébrés (qui compte 22-23000 gènes au total). C’est dire toute l’importance de l’olfaction pour la survie des individus et des espèces.

Avec deux collègues, nous avons donc proposé à l’INRA un tout nouveau projet de recherche sur les récepteurs olfactifs. Ce projet, repris à son compte par la direction de l’Institut, a donné lieu à la création, en 2001, du laboratoire de Neurobiologie de l’Olfaction, que j’ai dirigé jusqu’en 2009.

J’ai terminé ma carrière “officielle” seulement en 2014 car, à peine retraité, j’ai participé avec deux collègues à un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche sur la création olfactive dans les arts contemporains : le projet “Kôdô”1. Cela m’a fait un énorme plaisir de voir soutenu mon cheminement depuis la biologie moléculaire et cellulaire vers les arts vivants.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser plus particulièrement à la médiation scientifique par le spectacle vivant ?

Au cours de ma carrière, j’ai toujours pratiqué la médiation scientifique. Cette conviction a été renforcée par le mouvement “Sauvons la Recherche”, qui en 2003-2004, a reçu un accueil très favorable de la population pour le soutien à la recherche scientifique. Malheureusement, treize ans après, la question du manque de moyens de la recherche publique est –plus encore qu’à l’époque- d’actualité. Il me semble qu’une des raisons majeures de ce déficit est la méconnaissance par le grand public –et encore plus les décideurs- de ce qu’est la recherche ; pas la science, mais la recherche, c’est-à-dire le travail d’élaboration et de partage du savoir qui ne se résume pas qu’en innovations et en points de PIB, mais qui produit réellement une matière qui enrichit notre culture commune.

Alors, en guise de “préparation à la retraite”, j’ai participé dès 2006 à la création de S-cube, l’association de culture scientifique de Paris-Saclay. En 2010, mes collègues de la Société des Neurosciences m’ont chargé de la coordination nationale de la Semaine du Cerveau (un évènement international annuel).

Ces deux épisodes m’ont poussé à rechercher des partenaires de médiation afin d’une part de proposer des formules attrayantes et d’autre part de toucher un public plus nombreux. J’ai donc recherché les moyens de soutenir des créations théâtrales autour des neurosciences et de l’odorat. En 2008, avec la troupe Minuit 01 de Palaiseau, création de “Je est un autre” ; en 2009 la troupe d’Anne Rougée est venue en résidence à l’Inra de Jouy-en-Josas pour créer “Les clowns parlent du nez”, une fantaisie policière sur l’odorat qui rencontre toujours un franc succès. Ensuite, je ne compte plus les spectacles et les débats !

Finalement, j’ai écrit en 2015 un petit livre “Faut-il sentir bon pour séduire ?” aux éditions Quae qui a reçu un bon accueil et qui me vaut quelques invitations où j’ai le plaisir de rencontrer des gens comme cette femme très âgée qui m’a raconté “Les Indes Galantes” de Rameau à l’Opéra de Paris en 1952, un spectacle odorisé à grand frais.

Pouvez-vous nous parler de vos recherches sur la création olfactive dans les arts vivants ?

Ces dernières années, j’ai donc découvert les arts vivants, que je n’avais fréquentés jusque-là qu’en spectateur. Et, quand le projet “Kôdô” a été lancé fin 2010, tout naturellement j’ai étudié la création olfactive dans les arts vivants. Parler ou écrire sur les odeurs2 est une pratique répandue mais diffuser des odorants est une autre histoire. En effet, à la différence de la lumière ou du son qui parviennent quasi-instantanément au spectateur, les molécules odorantes sont portées par l’air et mettent quelques secondes, voire minutes pour atteindre leurs narines. Si cela ne pose pas de problème pour les œuvres fixes, la succession des scènes dans les arts vivants nécessite une diffusion rapide, et surtout une évacuation efficace. Ceci demande des appareillages coûteux inaccessibles au budget des petites compagnies.

J’ai cependant eu la chance, tout au long du programme Kôdô, de suivre la création d’une pièce odorisée “Les parfums de l’âme”, créée par Violaine de Carné. J’ai pu étudier la préparation des comédiens, les étapes de construction de la pièce et sa réception par les spectateurs. Humer des fragrances diverses lors des ateliers théâtraux a révélé à certains comédiens des facettes de leur personnalité qu’ils avaient ignorées jusque-là. L’un deux, quasi-allergique aux odeurs, en est devenu un fervent défenseur. L’écriture de la pièce intègre complètement la dimension olfactive, et les spectateurs l’ont parfaitement compris. En effet, le spectacle met en scène “six personnages en quête d’odeur” qui viennent dans une sorte d’usine du futur pour retrouver l’odeur d’un cher disparu. Les odeurs servent de passeur entre les absents et les présents, entre la scène et la salle. On peut même faire de l’humour olfactif : une belle femme dont l’amant recherche le souvenir fragrant est représentée sur scène par une paire de haut-talons rouges, mais qui sentent affreusement le pied ! Autre satisfaction pour les spectateurs : un bon quart d’entre eux a découvert qu’ils avaient un odorat. Ils l’exerçaient, bien sûr, mais sans s’en rendre compte.

Après observations et enquêtes sur plusieurs représentations, performances, expositions ou installations olfactives, je pense que l’art olfactif hors parfumerie n’en est qu’à ses balbutiements expérimentaux. Des solutions de diffusion olfactive émergent, qui pourraient populariser une dimension olfactive de qualité dans tous les arts.

Un dernier clin d’œil : fin 2015, une société (“Kalain”) s’est créée précisément dans le but de restituer l’odeur des chers disparus. Quelques mois plus tard, elle semble très bien fonctionner : ses clients (jusqu’en Australie) peuvent non seulement retrouver un effluve familier, mais aussi “enregistrer” le parfum de leur bébé (ou de leur animal de compagnie) !

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  1. Le Kôdô est une pratique japonaise de “dégustation” des odorants, improprement appelée “voie de l’encens”. Un maître issu d’une lignée millénaire a sélectionné des bois odorants (du genre Aquilaria). Il en prélève de minuscules fragments qui sont chauffés (et non brûlés) dans une sorte de bol. Le bol fait le tour des participants qui hument son odeur (très discrète mais très riche). Plusieurs bois sont humés. A l’issue de ces “dégustations” (les Japonais disent “écoutes” des odeurs), on se livre à des commentaires esthétiques, à des calligraphies ou à des écritures de poèmes ; on peut aussi jouer à reconnaître les différents bois après un premier apprentissage. C’est une véritable pratique artistique basée sur une culture non seulement olfactive mais aussi picturale, littéraire, historique.
  2. Odeurs et odorants : pour un neurobiologiste, l’odorant est le produit susceptible de générer une perception olfactive qu’on appelle une odeur. L’odeur est la représentation cérébrale du produit chimique odorant.